La réalité et l'esprit silencieux
Faute d'avoir posé la base essentielle vous pouvez vous amuser à méditer, mais cela n'a pas de sens — vous êtes comme ces gens qui vont en Orient. Ils vont trouver un maître quelconque qui leur dit comment s'asseoir, comment respirer, quoi faire, ceci ou cela, puis ils reviennent pour écrire un livre qui n'est qu'une suite de pauvretés. Il faut être son propre instructeur et son propre disciple, il n'existe aucune autorité, il n'existe que la compréhension.
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Celle-ci n'est possible que lorsqu'il y a une observation dépourvue de tout centre, l'observateur. Avez-vous jamais cherché à découvrir, observer ou suivre ce que c'est que la compréhension ? Elle n'est pas un processus intellectuel ; elle n'est ni sentiment ni intuition. Quand on dit: « Je comprends quelque chose très clairement », c'est une observation qui surgit d'un silence total — alors seulement il y a compréhension. Quand vous dites : « Je comprends quelque chose », cela signifie que l'esprit écoute dans le plus grand calme, sans être d'accord ou en désaccord ; dans un tel état on écoute complètement — alors seulement se produit une compréhension et celle-ci est action. Il n'y a pas d'abord compréhension et action ensuite, il n'y a qu'un seul mouvement, unique et simultané.
Donc la méditation — ce mot si lourdement chargé par la tradition — consiste à amener sans effort, sans aucune contrainte, l'esprit et le cerveau à leur plus haute capacité, laquelle est intelligence ; cela consiste à être intensément et hautement sensitif. Le cerveau est apaisé ; ce reliquaire du passé, moulé à travers des millions d'années, ce siège d'une agitation incessante et continue — ce cerveau est apaisé, tranquille. Lui est-il le moins du monde possible, alors qu'il réagit à chaque instant, répondant au stimulus le plus infime, selon son propre conditionnement, lui est-il possible d'être immobile ? Selon la tradition il peut être contraint à l'immobilité par certains systèmes de respiration, en s'exerçant à la lucidité. Mais ceci pose à nouveau la question « qui » est l'entité qui contrôle, qui s'exerce, qui moule le cerveau ? N'est-ce pas la pensée, laquelle affirme : « C'est moi l'observateur et je me propose de contrôler le cerveau et de mettre fin à la pensée» ? La pensée engendre le penseur
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Le cerveau peut-il être complètement immobile ? Cela fait partie de la méditation que de le découvrir, et non pas de se laisser dire comment faire ; personne ne peut nous dire comment faire. Votre cerveau — si lourdement conditionné par vos cultures, toutes les formes d'expérience, ce cerveau qui est l'aboutissement d'une vaste évolution — peut-il demeurer immobile ? Parce qu'autrement tout ce qu'il pourra voir ou ressentir sera déformé, traduit selon son conditionnement.
Quel rôle peut bien jouer le sommeil dans la méditation, et dans notre existence en général ? C'est une question intéressante ; si vous l'avez examinée par vous-même vous aurez pu découvrir bien des choses. Comme nous l'avons dit l'autre jour: les rêves ne sont pas une chose nécessaire. Nous avons dit que l'esprit, le cerveau, doit être complètement éveillé et lucide au courant de la journée — attentif à ce qui se passe à la fois intérieurement et extérieurement, conscient des réactions intérieures qui se produisent vis-à-vis du monde extérieur, avec ses tensions qui suscitent des réactions.
Il faut qu'il soit complètement attentif aux suggestions de l'inconscient — et puis, à la fin de la journée, il doit tenu-compte de tout cela. Si vous négligez tout ce qui s'est passé, à la fin de la journée, le cerveau se voit forcé de travailler pendant la nuit alors que vous dormez, afin de mettre de l'ordre en lui-même — tout ceci est évident. Mais si vous l'avez fait, quand vous dormirez, vous allez apprendre une chose entièrement différente, vous apprenez dans une dimension complètement autre ; c'est là un élément de la méditation.
Donc, vous posez la base de votre comportement, là où action est amour. Vous avez rejeté toutes les traditions, laissant votre esprit complètement libre et le cerveau complètement calme. Si vous l'avez fait par vous- même, vous aurez vu que le cerveau peut être calmé non pas au moyen d'un procédé, en prenant une drogue, mais grâce à cette lucidité active et passive qui règne au courant de la journée. Et si vous avez résumé le soir tout ce qui s'est passé et que, par conséquent, vous avez établi en vous-même un état d'ordre, alors pendant le sommeil le cerveau est apaisé, il apprend selon un mouvement complètement différent.
Donc, ce corps tout entier, le cerveau, tout est tranquille, ne subissant aucune déformation ; et c'est alors seulement, s'il existe une réalité, que l'esprit est capable de l'accueillir. Elle ne peut pas être sollicitée, cette chose immense — si toutefois une telle immensité existe, si le transcendental, cette chose que l'on ne peut nommer, existe — mais seul un esprit ainsi apaisé est capable de distinguer ce qui est faux et ce qui est vrai d'une telle réalité. Vous pourrez peut-être dire : « Quels rapports entre tout ceci et la vie courante ? — Il me faut vivre de ma vie quotidienne, aller au bureau, faire la vaisselle, voyager dans un autobus encombré et entendre tout le bruit de ce monde — quels rapports existent entre la méditation et tout ceci ? » Et pourtant, après tout, la méditation c'est la compréhension de la vie, la vie courante dans toute sa complexité, ses tourments, sa tristesse, sa solitude, son désespoir, son désir de célébrité, de réussite, et puis la peur et la convoitise — comprendre tout cela, c'est méditer.
Faute de le comprendre, toute tentative de dévoiler le mystère est complètement vide, inutile et fallacieuse. C'est comme une vie désordonnée, un esprit désordonné cherchant à découvrir un ordre mathématique. La méditation plonge en plein dans la vie ; elle ne consiste pas à se réfugier dans un état émotif ou extatique. Il existe une extase qui n'est pas plaisir ; mais celle-ci ne surgit que là où règne cet ordre rigoureux en soi-même, un ordre absolu. La méditation c'est le chemin même de la vie quotidienne — et alors seulement ce qui est impérissable, qui ne connaît pas le temps, alors seulement « cela » peut prendre naissance.
Chapitre 8 - Le transcendant, Pénétrer la réalité. Tradition de la méditation. La réalité et l'esprit silencieux. - Le vol de l'aigle - (Paris, 24 avril 1969)