La compréhension
Question : La compréhension nous vient-elle de façon soudaine, sans qu'il y ait aucun lien avec nos efforts et notre vécu antérieur?

Krishnamurti : Qu'entendons-nous pas « vécu antérieur »? Comment se vit un défi? La vie est, en somme, une succession de défis et de réponses à ces défis - n'est-ce pas? -, chaque défi étant perpétuellement nouveau, sinon ce n'en serait plus un. Et la réponse que nous lui apportons découle toujours de l'arrière-plan, du conditionnement qui nous est propre.
Donc si, par rapport au défi considéré, cette réponse ne se révèle pas adéquate, pleine, complète, elle suscite immanquablement des frictions, des conflits. Et c'est ce conflit entre le défi et la réponse à celui-ci que nous appelons l'expérience, le vécu. Je ne sais si vous avez déjà remarqué que si, en revanche, la réponse au défi est complète, il n'y a rien d'autre qu'un état, qui est l'acte même de vivre l'expérience, et non le souvenir de l'expérience. Mais en cas de réponse inadéquate, alors nous nous accrochons au souvenir de l'expérience.
Ne soyez pas perplexes, ce n'est pas si difficile. Explorons la question un peu plus avant et vous verrez. Comme je l'ai dit, la vie est un processus de défis successifs et de réponses à ceux-ci - et ce, non pas à un niveau spécifique, mais à tous les niveaux - et, tant que la réponse au défi n'est pas adéquate, le conflit est inévitable. C'est on ne peut plus évident. Et le conflit fait invariablement obstacle à la compréhension. Le conflit ne permet jamais de comprendre le moindre problème, n'est-ce pas? Si je n'arrête pas de me disputer avec mon voisin, avec ma femme, avec mes associés, ces relations sont impossibles à comprendre. La compréhension n'est possible qu'en l'absence de conflit.
La compréhension surgit-elle de manière soudaine? Autrement dit, le conflit peut-il cesser soudainement? Ou bien faut-il en passer par d'innombrables conflits, comprendre chacun d'entre eux, pour en être ensuite affranchi? Ou, pour poser le problème différemment, je crois que derrière cette question s'en cache une autre, qui se pose en ces termes: « Puisque vous êtes vous-même passé par diverses épreuves - les brumes de la confusion, des conflits, la croyance en des Maîtres, en la réincarnation, l'influence des diverses sociétés, et ainsi de suite, ne dois-je pas à mon tour en passer par là? Puisque vous êtes passé par certaines phases, ne faut-il pas, pour me libérer, qu'il en soit de même pour moi? » Autrement dit, ne faut-il pas que nous fassions tous l'expérience de la confusion pour nous en affranchir?
La question n'est-elle donc pas celle-ci: « Faut-il, pour être libre, suivre ou accepter certains schémas établis, et vivre avec? » Supposons, par exemple, qu'à une certaine époque, vous ayez adhéré à certaines idées, mais que vous les rejetiez à présent: vous êtes aujourd'hui libéré de tout cela, et vous l'avez compris. Sur ce, j'arrive, et je constate que vous avez vécu, puis dépassé certaines croyances, vous les avez écartées, et avez acquis une compréhension. Alors je me dis: « Moi aussi je vais adhérer à ces croyances, ou les accepter, et je finirai par comprendre. » Il va de soi que ce n'est pas la bonne démarche, n'est-ce pas?
Ce qui compte le plus, c'est de comprendre. La compréhension est-elle affaire de temps? Certainement pas. Si une chose vous passionne, le temps n'a plus cours: tout votre être est impliqué, focalisé, complètement absorbé par ce qui vous intéresse. Et ce n'est que lorsque vous cherchez à obtenir un résultat que la question du temps intervient. Donc, si vous considérez la compréhension comme un but à atteindre, vous avez alors besoin de temps, alors vous parlez en termes d'« immédiateté » ou de « délai ». Mais comprendre n'est évidemment pas une fin en soi. La compréhension advient lorsqu'on est calme et silencieux, que l'es- prit est tranquille. Et si vous percevez la nécessité de cette tranquillité de l'esprit, alors il y a compréhension immédiate.
Extrait du compte rendu de la quatrième causerie publique à Londres, le 23 octobre 1949, in Collected Works of J. Krishnamurti, vol. V, Krishnamurti Foundation of America, 1991.