Appendre à se connaître
En menant notre enquête à notre propre sujet, nous sommes loin de nous isoler du reste de l'univers: ce serait malsain. Tous les hommes à travers le monde se débattent dans les mêmes problèmes quotidiens que les nôtres, donc ce n'est pas en névrosés que nous nous examinons, car il n'y a pas de différence entre ce qui est individuel et ce qui est collectif. Le fait réel est que j'ai créé ce monde tel que je suis. Ne nous égarons donc pas dans la bataille au sujet de la partie et du tout.
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Je dois prendre conscience du champ total de mon moi-même, et ce champ est l'état de conscience à la fois de l'individu et de la société. Ce n'est qu'alors, lorsque l'on transforme cette conscience individuelle et collective, que l'on devient une lumière à soi-même, qui ne s'éteint jamais.
Or, par où commençons-nous à nous comprendre nous-mêmes? Me voici, ici présent, et comment dois-je m'étudier, m'observer, voir ce qui est réellement en train de se passer en moi? Je ne peux m'observer qu'en fonction de mes rapports, parce que toute vie est relations. Il est inutile de s'asseoir dans un coin et de méditer sur soi-même. Je ne peux pas exister isolé. Je n'existe que dans mes rapports avec des personnes, des choses, des idées, et en étudiant mes rapports avec le monde extérieur, de même que ceux que j'entretiens dans mon monde intérieur, c'est par là que je commence à me comprendre. Toute autre forme de compréhension n'est qu'une abstraction et je ne peux pas m'étudier d'une façon abstraite, n'étant pas une entité abstraite. Je dois donc m'étudier dans l'actualité de ce que je suis, non en fonction de ce que je souhaiterais être.
Comprendre n'est pas un processus intellectuel. Acquérir des connaissances à mon sujet ou me connaître tel que je suis, sont deux choses différentes, car le savoir que je peux accumuler à mon propos appartient toujours au passé et un esprit surchargé de passé est toujours en peine. M'informer de ce qui est en moi n'est pas « apprendre » dans le sens où l'on acquiert une langue, une technique, une science, ce qui nécessairement exige de la mémoire et une accumulation de données, car il serait absurde de se mettre en état de devoir tout recommencer sans cesse. L'information dans mon propre champ psychologique est toujours une chose du présent ; ce sont les connaissances qui appartiennent au passé mais comme la plupart d'entre nous vivent dans le passé et s'en contentent, les connaissances ont pris pour nous une importance extraordinaire: nous vénérons l'érudition, l'habileté, l'astuce. Mais si nous sommes disposés à apprendre en observant et en écoutant, en voyant et en agissant, nous comprenons alors qu'apprendre est un mouvement perpétuel qui n'a pas de passé.
Si vous pensez pouvoir vous connaître graduellement, en améliorant de plus en plus et petit à petit votre compréhension, c'est que vous ne vous examinez pas tel que vous êtes dans l'instant présent mais tel que vous vous voyez à travers des connaissances acquises. Apprendre exige une grande sensibilité, et celle-ci est détruite chaque fois qu'une idée, qui appartient nécessairement au passé, domine le présent. L'idée détruit la vivacité de l'esprit, sa souplesse, sa vigilance. Mais la plupart d'entre nous manquent de sensibilité, même physiquement. L'excès de nourriture, le peu de compte en lequel on tient un régime sain, l'abus de tabac et d'alcool rendent le corps épais et insensible ; la qualité d'attention de l'organisme est émoussée. Comment l'esprit peut-il être vif, sensitif, clair, si l'organisme lui-même est alourdi et apathique? Il peut être sensible à certaines choses qui touchent la personnalité directement, mais pour être complètement sensible à tout ce que la vie implique, il ne faut pas de séparation entre l'organisme et la psyché, car ils constituent un seul mouvement total.
Pour comprendre une chose – quelle qu'elle soit - il faut vivre avec elle, l'observer, connaître tout son contenu, sa nature, sa structure, son mouvement. Avez-vous jamais essayé de vivre avec vous-mêmes? Dans ce cas, vous avez remarqué que ce vous-même n'est pas un état statique, mais une chose vivante, toujours renouvelée. Et pour vivre avec une chose vivante, l'esprit doit, lui aussi, être vivant. Mais il ne peut pas l'être s'il est pris dans un réseau d'opinions, de jugements, de valeurs.
En vue d'observer le mouvement de votre esprit et de votre cœur, le mouvement de tout votre être, il vous faut avoir un esprit libre, qui ne s'attarde pas à acquiescer, à réfuter, à prendre parti dans une discussion, à argumenter sur des mots, mais qui s'attache à suivre ce qu'il observe, avec l'intention de comprendre. C'est difficile, car la plupart d'entre nous ne savent ni regarder ni écouter leur propre être, pas plus qu'ils ne voient la beauté d'un cours d'eau ou qu'ils n'entendent la brise dans les arbres. Condamner ou justifier empêche de voir clairement.
Il en est de même lorsqu'on bavarde sans arrêt, car alors on n'observe pas « ce qui est »: on ne voit que ce que l'on projette soi-même. Chacun de nous a une image de ce qu'il croit être ou de ce qu'il voudrait être, et cette image nous empêche totalement de voir ce que nous sommes en fait.
Voir quoi que ce soit avec simplicité est une des choses les plus difficiles au monde car nous sommes si complexes que nous avons perdu la qualité de ceux qui sont simples en esprit. Je ne parle pas de cette sorte de simplicité qui s'exprime dans la nourriture et les vêtements, telle que ne posséder qu'un pagne, ou battre des records de jeûne, ou toute autre sottise infantile que cultivent les saints, mais de la simplicité qui permet qu'on regarde directement chaque chose sans peur et soi-même tel que l'on est, sans déformations: si l'on ment, se dire que l'on ment, sans déguisements ni évasions.
Et aussi, pour nous comprendre nous-mêmes, il nous faut une grande humilité. Aussitôt que l'on se dit « je me comprends », on a déjà cessé d'apprendre quoi que ce soit à son propre sujet ; ou si l'on se dit: « après tout, il n'y a rien à apprendre, puisque je ne suis qu'un paquet de souvenirs, d'idées, d'expériences, de traditions », on a également cessé de voir ce que l'on est. Lorsqu'on parvient à une réalisation, on a perdu les qualités propres à l'innocence et à l'humilité. Dès que l'on tient un résultat, ou que l'on cherche à s'informer en se basant sur des connaissances acquises, on est perdu, car on ne fait que traduire tout ce qui vit en termes de ce qui n'est plus. Mais si l'on n'a aucun point d'appui, aucune certitude, on est libre de regarder ; si l'on n'a aucun acquis, on est libre d'acquérir. Ce qu'on voit étant libre est toujours neuf. L'homme plein d'assurance est un être humain mort.
Chapitre 2 - Apprendre à se connaître ; La simplicité et l'humilité ; Le conditionnement. - Se libérer du connu – Jiddu Krishnamurti (1895-1986)