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Vivre au présent

Notre question est donc: nous est-il possible de vivre complètement, totalement, dans le présent? Ce n'est qu'ainsi que l'on s'affranchit de la peur. Mais pour le comprendre, vous devez comprendre toute la structure de la pensée, de la mémoire, du temps, et cela, non pas intellectuellement, non pas verbalement, mais en toute vérité, avec votre cœur, avec votre esprit, avec vos entrailles. Alors serez-vous libérés de la peur ; alors pourrez-vous, sans l'engendrer, vous servir de la pensée.


La pensée, tout comme la mémoire, nous est évidemment nécessaire pour vivre quotidiennement. C'est le seul instrument que nous ayons pour communiquer, agir, travailler, etc. La pensée est une réaction de la mémoire, laquelle s'accumule par l'expérience, les connaissances, les traditions, le temps. C'est en fonction de cet arrière-plan que nous réagissons et cette réaction est la pensée. Celle-ci est essentielle à certains niveaux, mais lorsqu'elle se projette psychologiquement en tant que futur et passé, engendrant la peur ainsi que le plaisir, elle rend l'esprit obtus, donc forcément inactif. Alors je me demande pourquoi, pourquoi, pourquoi je pense au futur et au passé en termes de plaisir et de douleur, sachant qu'une telle pensée engendre la peur. N'est-il pas possible à la pensée psychologique de s'arrêter, faute de quoi la peur ne finira jamais?


Une des fonctions de la pensée est d'être occupée tout le temps. Ce que nous désirons, en général, c'est penser toujours à une chose ou l'autre, afin de ne pas nous voir tels que nous sommes. Nous redoutons notre vacuité. Nous avons peur de voir nos peurs. A fleur de conscience nous les connaissons, mais les couches plus profondes de notre conscience les perçoivent-elles? Et comment vous y prendrez-vous pour découvrir celles qui s'y cachent, secrètes ? Pouvez-vous réellement considérer deux sortes de peurs, les conscientes et les inconscientes? Cette question est très importante. Les spécialistes, les psychologues, les analystes les classent ainsi, en couches de profondeurs différentes, mais si vous vous basez sur ce qu'ils disent – ou sur ce que je dis – ce sont nos théories, nos dogmes, nos connaissances que vous comprenez, ce n'est pas vous-mêmes.


Il est impossible de se connaître selon Freud, selon Jung ou selon ce que je dis. Les théories des autres n'ont absolument aucune importance. C'est à « vous-mêmes » que vous devez poser la question de savoir si la peur peut être divisée en consciente et inconsciente, ou si elle est un fait indivisible que l'on envisage sous différents aspects.


Chacun de nous n'a jamais qu'un seul désir. Il y a nous-mêmes et, en chacun, du désir. Les objets changent, le désir est toujours lui-même. Et, peut-être, en est-il ainsi de la peur. Nous avons peur de toutes sortes de choses, mais elle est une. Lorsqu'on s'en rend compte, on s'aperçoit que l'on a, de ce fait, écarté totalement le problème du subconscient et ainsi frustré les psychologues et les analystes. Lorsque l'on comprend que la peur est un seul et unique mouvement qui s'exprime de diverses façons et lorsqu'on voit ce mouvement lui-même plutôt que l'objet vers lequel il se dirige, on se trouve en face d'une question immense: comment le regarder sans qu'intervienne la fragmentation de notre conscience que nous avons si bien cultivée?


Il n'existe en nous qu'une seule peur totale, mais comment, habitués comme nous le sommes à une pensée compartimentée, pouvons-nous en avoir une vue d'ensemble? Cela nous est-il possible? Ayant vécu une existence émiettée, nous ne voyons pas la peur totale, car le processus de cette machinerie qu'est la pensée consiste à tout émietter. Je vous aime, je vous hais, vous êtes mon ennemi, vous êtes mon ami ; j'ai mes particularités et mes tendances, mon emploi, ma situation, mon talent, ma femme, mon enfant ; il y a mon pays et votre pays, mon Dieu et votre Dieu... tout cela est de la pensée fragmentée. Et c'est cette pensée qui, cherchant à voir l'état total de la peur, le met en morceaux. Nous comprenons donc que l'on ne peut regarder cette peur totale que lorsque tout mouvement de la pensée s'arrête.


Pouvez-vous observer la peur sans rien en conclure, sans qu'interviennent les connaissances que vous avez accumulées à son sujet? Si vous ne le pouvez pas, c'est que vous observez le passé, non la peur ; si vous le pouvez,' c'est que vous observez la peur pour la première fois, sans qu'intervienne le passé. Cela ne peut se produire que lorsque la pensée est très silencieuse, de même que l'on ne peut écouter un interlocuteur que lorsqu'on ne bavarde pas intérieurement, poursuivant un dialogue avec soi-même au sujet d'inquiétudes et de problèmes personnels.


De la même façon, pouvez-vous regarder votre peur sans vouloir la résoudre au moyen de son opposé, Je courage? La regarder vraiment sans essayer de vous en libérer? Lorsqu'on dit: « Je dois la dominer, je dois m'en débarrasser, je dois la comprendre », c'est qu'on cherche à la fuir.


Nous pouvons observer d'un esprit assez tranquille un nuage, un arbre, ou le courant d'une rivière, qui n'ont, pour nous, que peu d'importance, mais nous observer nous-mêmes est bien plus difficile, car nos exigences sont d'un ordre pratique, et nos réactions sont si immédiates! Lorsque nous nous trouvons directement en contact avec la peur, ou le désespoir, ou la solitude, ou la jalousie, ou avec tout autre état d'esprit haïssable, pouvons-nous le regarder assez complètement pour que nos esprits se calment et nous permettent de voir?


Pouvons-nous percevoir la peur elle-même dans sa totalité, et non ses différents aspects, non les sujets de notre peur? Si nous considérons ceux-ci en détail, en les abordant un à un, nous ne parviendrons jamais au cœur de la question, qui consiste à apprendre à vivre avec la peur.


Pour vivre avec une chose vivante telle que la peur. il faut avoir l'esprit et le cœur extraordinairement subtils, n'ayant rien conclu à son sujet, et qui peuvent par conséquent, suivre tous les mouvements de la peur. Si, alors, vous l'observez et vivez avec elle – ce qui ne prendrait pas toute une journée, car en une minute, en une seconde on peut percevoir toute sa nature – si vous vivez avec elle, vous vous demandez inévitablement quelle est l'entité qui vit avec la peur. Qui est celui qui l'observe, qui épie les mouvements de ses différentes formes, tout en étant conscient de ce qu'elle est en essence?


L'observateur est-il une entité morte, un être statique, ayant acquis de nombreuses informations et connaissances à son propre sujet? Est-ce bien cette chose inanimée qui observe la peur et qui vit en son mouvement? L'observateur n'est-il rien que du passé ou est-il une chose vivante? Que répondez- vous à cela? Ce n'est pas à moi que vous devez répondre, mais à vous-mêmes. Êtes-vous, vous l'observateur, une entité morte essayant d'observer une chose vivante, ou un être vivant, qui observe une vie en mouvement? Remarquez que dans l'observateur ces deux états existent.


Il est le censeur qui refuse la peur. L'observateur est la somme de toutes ses expériences de la peur ; il est donc séparé de cette chose qu'il appelle peur, de sorte que se produit un espace entre lui et elle. Soit qu'il cherche à l'affronter pour la subjuguer, soit qu'il la fuie, il en résulte toujours une bataille, qui est une telle perte d'énergie!


En l'observant vous apprendrez que l'observateur n'est qu'un paquet d'idées et de mémoires sans validité ni substance, cependant que la peur étant un fait actuel vous ne pourrez jamais la comprendre au moyen d'une abstraction. Et, en vérité, l'observateur qui dit « j'ai peur » est-il autre chose que cette peur qu'il observe? La peur, c'est lui. Lorsque cela est compris, on ne dissipe plus tant d'énergie pour s'en débarrasser et la distance entre elle et l'observateur disparaît. Lorsque vous voyez que vous êtes une partie intégrante de la peur, que vous êtes elle en vérité, vous ne pouvez plus rien faire à ce sujet, et la peur parvient à sa fin ultime.


Chapitre 5 - Se préoccuper de soi-même ; Aspirer à une situation ; Les craintes et la peur totale ; La fragmentation de la pensée ; Mettre fin à la peur. - Se libérer du connu – Jiddu Krishnamurti (1895-1986)

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