Justifier et condamner
Fort bien. Si la question vous intéresse, adonnez-vous à elle de tout votre cœur et de tout votre esprit. Ne demeurez pas assis en me demandant de vous en parler. J'attire votre attention sur le fait qu'il est impossible de réellement voir la colère et la violence si on les condamne ou les justifie, et que si elles ne représentent pas un problème brûlant, on ne peut pas s'en libérer. Commencez donc par apprendre. Apprenez à regarder la colère, à voir votre mari, votre femme, vos enfants ; à écouter les hommes politiques. Apprenez à voir pourquoi vous n'êtes pas objectifs, pourquoi vous condamnez ou justifiez: si vous condamnez ou justifiez c'est parce que cela fait partie de la structure de la société ou vous vivez.
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Vous êtes conditionnés en tant qu'Allemands, Indiens, ?Nègres, Américains, au hasard de votre naissance, et votre condition a alourdi vos esprits. Pour découvrir une vérité fondamentale on doit pouvoir explorer ses profondeurs. On n'y parvient pas si l'outil dont on dispose est émoussé. Ce que nous faisons en ce moment c'est aiguiser cet outil, qui est cet esprit devenu obtus à force de condamner et de justifier. On ne peut explorer des profondeurs qu'avec un esprit pénétrant comme une aiguille, dur comme le diamant.
Il est inutile de s'asseoir dans un fauteuil et de se demander: « Comment puis-je avoir un esprit fait de la sorte? » Il faut le sentir comme on a faim, et il faut se rendre compte que ce qui abêtit l'esprit est son sentiment d'invulnérabilité, qui l'a enfermé dans des murs. Ce sentiment est présent chaque fois que l'on condamne ou que l'on justifie. Si l'on peut s'en débarrasser, on peut regarder, étudier, pénétrer un problème et peut-être parvenir à un état où l'on en est totalement conscient.
Revenons au cœur de la question: pouvons-nous déraciner la violence en nous-mêmes? Si je vous disais: « Pourquoi n'avez-vous pas changé? » ce serait une forme de violence. Ce n'est pas du tout cela que je vous dis. Je n'ai en aucune façon le désir de vous convaincre de quoi que ce soit. C'est votre vie, non la mienne, et chacun la vit comme il l'entend. Je demande simplement s'il est possible à un être humain, psychologiquement intégré à une société quelle qu'elle soit, de se débarrasser de sa propre violence. Si un tel processus est possible, il ne peut manquer de susciter une nouvelle façon de vivre.
La plupart d'entre nous ont accepté que la violence soit à la base de leur mode de vie. Deux guerre horribles ne nous ont appris qu'à dresser des barrières de plus en plus nombreuses entre les hommes – c'est-à-dire entre vous et moi. Mais ceux qui veulent s'affranchir de la violence, comment doivent-ils s'y prendre? Je ne pense pas qu'ils puissent y parvenir en s'analysant ou en se faisant analyser par un spécialiste. Ils pourraient, par ce moyen, se modifier quelque peu, vivre un peu plus paisiblement, dans un meilleur climat affectif, mais ils ne pourraient acquérir la perception totale qu'ils recherchent.
Toutefois, il nous faut savoir nous analyser, car ce processus aiguise considérablement l'esprit et lui confère une qualité d'attention, de pénétration, de sérieux, qui lui permettra de parvenir à une perception totale. Nous n'avons pas la faculté innée de percevoir un ensemble d'un seul coup d'œil. Cette clarté de vision n'est possible que lorsqu'on a appris à bien voir les détails, après quoi on peut « sauter ».
Il arrive que pour essayer de n'être plus violents nous nous appuyions sur un concept, un idéal appelé la « non-violence », pensant qu'en faisant appel à l'opposé de la violence nous pourrions abolir le fait lui-même. Mais nous n'y parviendrons pas. Nous avons des idéaux en grand nombre ; tous les livres sacrés en sont pleins ; et pourtant nous sommes encore violents. Pourquoi donc ne pas affronter la violence elle-même et oublier le mot qui la désigne?
Si l'on veut comprendre l'actuel, on doit y consacrer toute son attention, toute son énergie, lesquelles font défaut lorsqu'on pense à un monde idéal fictif. Mais pouvons-nous bannir tout idéal de notre pensée? Une personne sérieuse qui a un intense désir de découvrir ? La vérité, de savoir ce qu'est l'amour dans le vrai sens de ce mot, ne doit avoir dans l'esprit aucun concept d'aucune sorte. Elle doit vivre dans ce qui « est »: dans l'actuel.
Pour voir en fait ce qu'est la colère, on ne doit passer aucun jugement à son sujet, car aussitôt que l'on pense à son opposé on la condamne, ce qui empêche de la voir. Lorsque vous déclarez détester ou haïr quelqu'un, cela peut paraître brutal, mais le fait est là, et si vous l'examinez à fond, complètement, il disparaît, tandis que si vous vous dites: « Je ne dois pas haïr ; je dois avoir de l'amour en mon cœur ». vous vivez dans un monde hypothétique, avec une double série de valeurs. Vivre dans le présent, complètement, totalement, c'est vivre avec ce qui « est », avec l'actuel, sans le condamner ni le justifier. Tout problème vu dans cette clarté est résolu.
Pouvez-vous voir ainsi le visage de la violence, non seulement dans le monde extérieur, mais aussi le visage réel qu'elle assume en vous, ce qui veut dire vous en libérer parce que vous n'avez admis aucune des idéologies qui la combattent? Cela nécessite une méditation profonde, non un acquiescement verbal ou une dénégation.
Vous avez maintenant lu toute une série d'assertions, mais les avez-vous comprises? Vos esprits conditionnés, vos façons de vivre, toute la structure de la société vous empêchent de voir un fait tel qu'il est et de vous en affranchir séance tenante. Vous dites: « J'y penserai ; je verrai s'il m'est possible ou non de m'affranchir de la violence ; j'essaierai. » Cette déclaration « j'essaierai » est une des pires que l'on puisse faire. Essayer, faire de son mieux, cela n'existe pas. On fait la chose ou on ne la fait pas. Vous voulez du temps pour prendre une résolution lorsque la maison brûle. Elle brûle à cause de la violence dans le monde, et vous dites: « Donnez-moi le temps de trouver l'idéologie la plus propre à éteindre l'incendie. » Lorsque la maison brûle, discutez-vous sur la couleur des cheveux de celui qui apporte de l'eau?
Chapitre 6 - La violence ; La colère ; Justifier et condamner ; L'idéal et l'actuel. - Se libérer du connu - Jiddu Krishnamurti (1895-1986)