Être totalement libre de découvrir l'éternel?
Étant donné ce qui est connu de lui - ses refus, ses résistances, ses activités liées à la discipline, ses efforts de tous ordres pour être en sécurité, et tout ce qui conditionne et limite sa pensée -, l'esprit peut-il, tout en étant un mécanisme ayant ses propres lois, être totalement libre de découvrir l'éternel? Car sans cette découverte, sans l'expérience vécue de cette réalité, tous nos problèmes, ainsi que leurs solutions, ne feront que causer de plus en plus de dégâts et de désastres. C'est une évidence dont la vie quotidienne apporte la preuve. Sur le plan individuel, politique, international, dans toutes nos activités, nous sommes responsables de malheurs sans cesse accrus, ce qui est inévitable tant que nous n'avons pas fait l'expérience de cet état religieux, et cela n'est possible que lorsque l'esprit est totalement libre.
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Après avoir entendu ces propos, pouvez-vous, ne serait-ce que l'espace d'une seconde, savoir ce qu'est la liberté? Vous ne pourrez pas la connaître sur la simple foi de mes suggestions, car ce ne serait alors qu'une idée, une opinion sans aucune signification. Mais si vous avez suivi tout cela très sérieusement, vous commencez à être conscient du processus de votre pensée, de ses orientations, de ses buts, de ses mobiles ; et cette conscience vous amènera forcément à un état dans lequel l'esprit abandonne toute quête, tout choix, tout effort de réalisation. Ayant perçu l'ensemble du processus qui est le sien, l'esprit devient extraordinairement tranquille, sans aucune orientation, aucun vouloir, aucun effet de la volonté. Car la volonté, c'est encore le désir, n'est-ce pas? L'ambitieux, au sens matérialiste du terme, est animé d'un puissant désir de réussite, de succès, de notoriété, et il met sa volonté au service de sa suffisance. De même, nous mettons notre volonté au service de la vertu, pour accéder à un état prétendument spirituel. Mais ce dont je parle est d'un tout autre ordre: c'est un état dénué de tout désir, de toute action tendant à la fuite, de toute contrainte d'être ceci ou cela.
En examinant ce que je suis en train de dire, vous exercez votre raison, n'est-ce pas? Mais la raison ne peut vous mener que jusqu'à un certain point et pas au-delà. Nous devons, bien évidemment, faire usage de notre raison, de notre capacité à pousser notre réflexion jusqu'au bout, sans nous arrêter à mi-chemin. Mais quand la rai- son a atteint ses limites et ne peut aller plus loin, alors l'esprit cesse d'être l'instrument de la raison, de l'habileté, du calcul, de l'attaque et de la défense, car le centre même d'où jaillissent toutes nos pensées, tous nos conflits, a cessé d'exister.
Donc, après avoir écouté, vous commencez certainement à prendre à présent conscience de vous-même, d'instant en instant, au fil de la journée, au cours de vos diverses activités. L'esprit en vient à se connaître lui-même, avec toutes ses dévia- tions, ses résistances, ses croyances, ses quêtes, ses ambitions, ses peurs, sa soif d'accomplissement. Conscient de tout cela, l'esprit ne peut-il, ne serait-ce qu'un instant, être totalement immobile, connaître un silence dans lequel est la liberté? Et lorsque cette liberté du silence est là, l'esprit n'est-il pas lui-même l'éternel?
Pour faire l'expérience de l'inconnu, l'esprit lui-même doit être l'inconnu. Jusqu'ici, l'esprit n'est que le résultat du connu. Qu'êtes-vous, sinon l'accumulation de tous vos problèmes, de vos vanités, de vos ambitions, de vos douleurs, de vos accomplissements et de vos frustrations - de tout le connu? Car tout cela constitue le connu, aussi bien dans le temps que dans l'espace ; et tant que l'esprit fonctionne dans le cadre du temps, du connu, il ne peut jamais être l'inconnu, il ne peut que continuer à faire l'expérience du déjà connu. Cela n'a rien de compliqué ni de mystérieux, je vous assure. Je ne fais que décrire des faits évidents de la vie quotidienne. L'esprit, encombré par le connu, cherche à découvrir l'inconnu. Comment le pourrait-il? Nous parlons tous de Dieu: le mot a cours dans toutes les religions, dans toutes les églises et dans tous les temples, mais toujours sous forme d'une image reflétant le connu. Ils sont vraiment très peu nombreux, ceux qui abandonnent tout, églises, temples, livres, et qui vont au-delà, et découvrent.
En l'état actuel des choses, l'esprit est le résultat du temps, du connu, et lorsqu'un tel esprit entreprend de découvrir, il ne peut découvrir que ce dont il a déjà l'expérience, c'est-à-dire le connu. Pour découvrir l'inconnu, il faut que votre esprit se libère complètement du connu, du passé, non pas par une lente analyse, en creusant le passé pas à pas, en interprétant chaque rêve, chaque réaction, mais en percevant instantanément, complètement, ici même tandis que vous êtes assis à écouter, la véracité de tout cela.
Tant que l'esprit ne sera que le résultat du temps, du connu, jamais il ne pourra découvrir l'inconnu, c'est-à-dire Dieu, la réalité, ou quelque autre nom qu'on lui donne. C'est en voyant cette vérité que l'esprit se libère du passé. Ne concluez pas immédiatement qu'être libéré du passé signifie qu'on ne sache même plus comment rentrer chez soi! Cela, c'est de l'amnésie. Ne réduisez pas tout à des conceptions si puériles.
Mais l'esprit est libéré dès qu'il reconnaît pour vrai le fait que jamais il ne pourra découvrir le réel, cet état extraordinaire qu'est l'inconnu, s'il croule sous le poids du connu. Le savoir, l'expérience, c'est le « moi », l'ego, qui a accumulé, qui a engrangé ; il faut donc suspendre tout savoir, écarter toute expérience. Et lorsqu'il y a ce silence de la liberté, l'esprit n'est-il pas lui-même l'éternel? Il fait alors l'expérience de quelque chose de totalement neuf, qui est le réel ; mais pour qu'il puisse vivre cela, il doit lui-même être cela. Je vous en prie, ne dites pas que l'esprit est la réalité. Il n'en est rien. L'esprit ne peut faire l'expérience de la réalité que lorsqu'il est totale- ment libéré du temps.
Tout ce processus de découverte, c'est cela, la religion. Elle n'est certainement pas ce que vous croyez: la religion n'a rien à voir avec le fait d'être chrétien, bouddhiste, musulman ou hindou. Toutes ces notions n'ont aucune valeur, elles sont un obstacle, et l'esprit qui a soif de découvrir doit se dépouiller totalement de toutes ces choses-là. Pour être neuf, l'esprit doit être seul. Pour que soit l'éternelle création, l'esprit doit être en état de la recevoir. Mais tant qu'il est saturé d'efforts et de luttes, tant qu'il est encombré par tout ce savoir, et embrouillé par des blocages psychologiques, l'esprit ne peut jamais être libre de recevoir, de comprendre, de découvrir.
L'individu vraiment religieux n'est pas celui qui s'encroûte dans les croyances, les dogmes et les rituels. Il n'a aucune croyance ; il vit d'instant en instant, sans accumuler aucune expérience, c'est pourquoi il est le seul véritable révolutionnaire. La vérité est sans continuité dans le temps ; il faut la découvrir à chaque instant dans sa nouveauté première. L'esprit qui amasse, qui chérit les expériences, quelles qu'elles soient, qui tient à elles, ne peut pas vivre d'instant en instant, à la découverte de l'inédit.
Ceux qui sont réellement sérieux, qui ne sont pas des dilettantes, qui ne font pas semblant, ont dans la vie une importance capitale, car ceux-là seront leur propre lumière, et deviendront peut-être aussi une lumière pour les autres. Parler de Dieu sans en faire l'expérience, sans avoir un esprit qui soit totalement libre, et donc ouvert à l'inconnu, ne signifie pas grand-chose. C'est comme un jeu d'enfant auquel joueraient des adultes ; et lorsque nous nous livrons à ce jeu, que nous appelons « religion », nous ne faisons qu'ajouter à la confusion et à la misère.
Ce n'est que lorsque nous comprenons tout le processus de la pensée, lorsque nous échappons au piège de nos propres pensées, que l'esprit peut être calme et immobile. Et alors seulement l'éternel peut advenir.