La pensée est toujours limitée
Pourquoi la pensée est-elle si persistante ? Elle semble si agitée, si persistante d'une manière exaspérante. Quoi que vous fassiez, elle est toujours active, comme un singe, et son activité même est épuisante. Vous ne pouvez pas y échapper, elle vous poursuit sans relâche. Vous essayez de la réprimer et, quelques secondes plus tard, elle réapparaît. Elle n'est jamais calme, jamais en repos, toujours en train de vous poursuivre, d'analyser, et de se torturer. Dans le sommeil comme en état de veille, la pensée est constamment dans le chaos, et elle ne semble connaître ni la paix, ni le repos. La pensée peut-elle jamais être en paix ? Elle peut penser à la paix et tenter d'être paisible, en se forçant à se tenir tranquille, mais la pensée en elle-même peut-elle être tranquille ?

La pensée n'est-elle pas agitée de par sa nature même ? La pensée n'est-elle pas la réaction constante à un défi sans cesse renouvelé ? Il ne peut y avoir de cessation du défi, parce que chaque instant de la vie est un défi, et s'il n'y a pas conscience de ce défi, alors, il y a détérioration et mort. Le défi et la réaction à celui-ci constituent un mode de vie. La réaction peut être appropriée ou pas. Et c'est l'inadéquation de la réaction au défi qui provoque la pensée, avec son agitation. Le défi réclame l'action, non pas la mise en mots. La verbalisation, c'est la pensée. Le mot, le symbole, retarde l'action, et l'idée c'est le mot, de même que la mémoire est le mot. Il n'y a pas de mémoire sans symbole, sans mot. La mémoire est mot, pensée, et la pensée peut-elle être la réponse juste au défi ? Le défi est-il une idée ? Le défi est toujours nouveau, frais, et la pensée, l'idée, peuvent-elles jamais être nouvelles ? Quand la pensée rencontre le défi, qui est toujours nouveau, la réaction n'est-elle pas le résultat du passé, de ce qui est vieux ?
Quand l'ancien rencontre le nouveau, la rencontre est inévitablement incomplète, et cette incomplétude c'est la pensée dans sa recherche pathétique de la complétude. Mais la pensée, l'idée, peut-elle jamais être complète ? La pensée, l'idée, est la réaction de la mémoire, et la mémoire est toujours incomplète. L'expérience est la réaction au défi. Cette réaction est conditionnée par le passé, par la mémoire, une telle réaction ne fait que renforcer le conditionnement. L'expérience ne libère pas, elle renforce la croyance, la mémoire, et c'est cette mémoire qui réagit au défi, donc l'expérience est un facteur de conditionnement.
« Mais quelle place a la pensée ? » Voulez-vous dire quelle place a la pensée dans l'action ? L'idée a-t-elle une fonction dans l'action ? L'idée devient un facteur dans l'action pour la modifier, la contrôler, la modeler, mais l'idée n'est pas l'action. L'idée, la croyance, est un garde-fou contre l'action, elle a sa place pour contrôler, modifier ou modeler l'action. L'idée est le schéma de l'action. « Peut-il y avoir action sans schéma ? » Pas si on cherche un résultat. L'action en vue d'un but prédéterminé n'est pas l'action du tout, mais la conformité à une croyance, une idée. Si on recherche la conformité, alors la pensée, l'idée a une place.
La fonction de la pensée est de créer un schéma pour une soi-disant action, et par là tuer l'action. La plupart d'entre nous sommes préoccupés par le souci de tuer l'action et l'idée, la croyance, le dogme nous aident à la détruire. L'action implique l'insécurité, la vulnérabilité à l'égard de l'inconnu, et la pensée, la croyance, qui sont le connu, sont des barrières efficaces contre l'inconnu. La pensée ne peut jamais pénétrer dans l'inconnu, elle doit cesser pour que l'inconnu existe. L'action de l'inconnu est au-delà de l'action de la pensée, et la pensée, étant consciente de ceci, se cramponne au connu, consciemment ou inconsciemment. Le connu réagit toujours de manière inadéquate à l'inconnu, au défi, et de cette réponse inadéquate naissent les conflits, la confusion et la souffrance morale. C'est seulement quand cessent le connu, l'idée, que l'action de l'inconnu peut se développer, et celle-ci n'a pas de mesure.
Commentaires sur la vie, t.1, note 55, Provocation et réponse