La famille et le désir de sécurité
Quelle vilaine chose que d'être satisfait de soi! Le contentement est une chose et la satisfaction une autre. La satisfaction rend l'esprit ennuyeux et le cœur las, elle conduit à la superstition et à la paresse et émousse totalement la sensibilité. Ce sont ceux qui recherchent les satisfactions et ceux qui les ont qui créent la confusion et la douleur.
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Ce sont eux qui permettent l'existence du village malodorant et de la ville bruyante. Ils élèvent des temples à une image taillée et exécutent des rituels qui les satisfont. Ils encouragent la guerre et les divisions de classes. Ils multiplient à tout jamais les moyens de gratification ; l'argent, la politique, le pouvoir et les organisations religieuses sont leur fait. Ils encombrent la terre entière du poids de leur respectabilité et de ses récriminations.
Avez-vous décidé qui vous alliez épouser ou bien vos parents vont-ils s'en occuper ?
- Ce sera probablement mes parents et sans doute que c'est mieux ainsi.
Puis-je vous demander pourquoi ?
- Dans les autres pays, garçons et filles tombent amoureux l'un de l'autre. C'est peut-être très bien au début, mais les disputes et la souffrance apparaissent bien vite, ainsi que les scènes et les réconciliations, le plaisir machinal et la vie routinière. Les mariages arrangés par nos parents, dans notre pays, finissent de la même façon, et deviennent vite routiniers, de sorte qu'il n'y a pas une grande différence entre les deux systèmes. Tous deux sont assez atroces, mais qu'y faire ? Car après tout, il faut bien se marier, on ne peut rester célibataire toute sa vie. C'est très triste, mais le fait d'avoir un mari donne au moins une certaine sécurité et les enfants sont une source de joie. Et on ne peut pas avoir l'un sans l'autre.
Mais à quoi vont servir toutes vos années d'études ?
- C'est agréable d'avoir des diplômes, pour s'amuser, mais les enfants et le travail ménager prennent vraiment tout notre temps.
A quoi vous a donc servi votre soi-disant éducation ? Pourquoi avoir perdu tant d'années, d'argent et d'énergie pour finir dans une cuisine ? Vous n'avez pas l'intention d'enseigner ou d'avoir une activité après votre mariage ?
- Seulement si j'ai le temps. Car si l'on n'est pas riche, il n'est pas possible d'avoir des domestiques et des choses de ce genre. J'ai bien peur que ma vie professionnelle ne se termine avec mon mariage - et je veux me marier. Êtes-vous contre le mariage ?
Le mariage est-il pour vous une institution qui permet de fonder une famille ? Mais la famille n'est-elle pas une cellule qui s'oppose à la société ? N'est-ce pas un centre à partir duquel toute activité rayonne, une relation exclusive qui domine toutes les autres formes de relation ? N'est-ce pas une activité refermée sur elle-même qui suscite la division, la séparation, et les notions de faible et de fort, de grands et de petits ? La famille comme système paraît résister à l'ensemble ; chaque famille s'oppose aux autres familles, aux autres groupes. La famille et sa propriété ne sont-elles pas l'une des causes de la guerre ?
- Si vous êtes contre la famille, vous devez être partisan de la collectivisation de l'homme et de la femme qui fait de leurs enfants la propriété de l'État ?
Ne tirez pas de conclusions hâtives, je vous en prie. Penser en termes de formules et de systèmes ne peut que susciter l'opposition et la dispute. Vous avez votre système, et tel autre aura le sien. Les deux systèmes s'affrontent et cherchent à s'annuler, tandis que le problème demeure.
- Mais si vous êtes opposé à la famille, avec quoi êtes-vous d'accord ?
Pourquoi poser la question en ces termes ? N'est-il pas stupide, devant un problème, de prendre parti selon ses propres préjugés ? Ne vaut-il pas mieux comprendre le problème au lieu de faire intervenir l'opposition et l'hostilité, ce qui ne fait que multiplier les problèmes ?
La famille telle qu'elle apparaît aujourd'hui est une cellule où la relation est limitée, fermée sur elle-même et exclusive. Les réformistes et les soi-disant révolutionnaires ont tenté de venir à bout de cet esprit de famille exclusif qui est à l'origine de toutes les formes d'activités antisociales. Mais c'est un élément central de stabilité qui en tant que tel s'oppose à l'insécurité et la structure sociale du monde actuel ne peut exister sans cette sécurité. La famille n'est pas seulement une chose qui peut s'obtenir par la contrainte. Toute forme de contrainte, à quelque niveau que cela soit, est un refus de l'amour. Le révolutionnaire qui applique une idéologie n'est pas révolutionnaire.
Il ne propose qu'un substitut, une autre forme de sécurité, un nouvel espoir. Et l'espoir est une mort. L'amour seul peut donner corps à une véritable révolution ou à une transformation radicale des relations humaines, et l'amour n'est pas de l'ordre de l'esprit. La pensée peut élaborer et exprimer de magnifiques structures d'espoir, mais la pensée ne peut déboucher que sur d'autres conflits, la confusion et la souffrance. L'amour apparaît lorsque l'esprit, avec ses ruses et son repli sur lui-même, n'est plus. - J.K.
Note 25 - La famille et le désir de sécurité - Commentaire sur la vie tome 2