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L'intégration

Les petits chiots étaient gras et propres et jouaient dans le sable tiède. Il y en avait six, tous blancs et beiges. La mère était couchée à l'ombre à quelque distance. Elle était maigre et vieille, couverte de gale, et il ne lui restait presque plus de poils sur le corps. Elle portait les marques de plusieurs blessures, mais elle agitait sa queue et elle contemplait ses petits chiots avec fierté. Il ne lui restait probablement pas plus d'un mois à vivre. C'était un de ces chiens errants qui se nourrissent comme ils peuvent de détritus et de rapines, pourchassés de village en village, d'une maison à l'autre.

Les hommes lui jetaient des pierres et lui fermaient leur porte, et il fallait les éviter. Mais là, dans l'ombre fraîche, les souvenirs d'hier étaient loin. et elle était fatiguée ; et puis quelqu'un caressait les chiots et leur parlait. L'après-midi s'achevait ; la brise venue du fleuve était fraîche, et pour l'instant c'était le bonheur. Où trouverait-elle à manger tout à l'heure ? C'était une autre affaire, mais pourquoi se tracasser pour l'instant ?


Loin du village, près de la digue, après les prés verts, au bout d'une route poudreuse et bruyante, se trouvait la maison où les gens attendaient pour parler de leurs problèmes. Ils étaient très différents les uns des autres: certains avaient l'air intelligents et réfléchis, d'autres indolents, d'autres encore toujours prêts à discuter et à réfuter les arguments. Il y avait celui qui comprend vite et celui qui ne vit que de définitions, de conclusions, etc.


Les plus intelligents faisaient preuve de patience, tandis que ceux qui avaient l'esprit vif étaient irrités de voir que d'autres mettaient du temps à assimiler les choses. Mais celui qui était lent devait venir avec celui qui était vif. La compréhension vient par éclairs, et il doit y avoir des intervalles de silence pour que les éclairs aient lieu ; mais ceux qui ont l'esprit vif sont trop impatients pour permettre à ces éclairs de se produire. La compréhension n'est pas verbale, la compréhension n'a rien de commun avec la compréhension intellectuelle. La compréhension intellectuelle n'a lieu que sur le plan verbal, et ainsi il n'y a pas compréhension du tout.


La compréhension ne vient pas à la suite d'une pensée, car la pensée est verbale. Il n'y a pas de pensée sans mémoire, et la mémoire est le mot, le symbole, le processus créateur d'images. Sur ce plan, il n'y a Pas de compréhension. La compréhension vient dans l'espace compris entre deux mots, dans cet intervalle qui précède le mot avant que celui-ci ne façonne une pensée. La compréhension n'est ni pour l'esprit vif ni pour l'esprit lent, mais pour ceux qui ont conscience de cet espace incommensurable.


« Qu'est-ce que la désintégration ? Nous voyons avec quelle rapidité les relations humaines dans le monde se désintègrent, et plus encore en nous-même. Comment peut-on arrêter cela ? Comment pouvons-nous nous intégrer ? »


Il y a intégration si nous pouvons observer le mécanisme de la désintégration. L'intégration ne se produit pas sur un ou deux plans de notre existence, c'est la réunion de tous les plans. Avant d'en arriver là, nous devons découvrir ce que nous entendons par désintégration, n'est-ce pas ? Le conflit est-il une marque de désintégration ? Ce n'est pas une définition que nous cherchons, mais la signification cachée derrière ce mot.


« La lutte est-elle inévitable ? Toute existence est une lutte ; sans la lutte, ce serait la ruine. Si je ne luttais pas en vue d'atteindre un but, je dégénérerais. Lutter est aussi essentiel que respirer. »


Une affirmation catégorique stoppe toute recherche. Nous essayons de trouver quels sont les facteurs de désintégration, et le conflit, la lutte est peut-être l'un de ceux-ci. Qu'entendons-nous par conflit, par lutte ?


« La compétition, la rivalité, l'effort pour atteindre un but, le désir de réaliser, le mécontentement, etc. »


La lutte ne se situe pas sur un seul plan de l'existence, mais à tous les niveaux. Le processus de devenir est une lutte, un conflit, n'est-ce pas ? L'employé qui devient directeur, le vicaire qui devient évêque, l'élève qui devient Maître - ce devenir psychologique est l'effort, le conflit.


« Pouvons-nous vivre et agir sans ce processus de devenir ? N'est-ce pas une nécessité ? Comment peut-on être délivré du conflit ? N'y a-t-il pas la peur derrière cet effort ? »


Nous essayons de trouver, de voir, non seulement sur le plan verbal, mais en profondeur, ce qui conduit à la désintégration, et non comment se libérer du conflit ni ce qu'il y a derrière lui. Vivre et devenir sont deux états différents, n'est-ce pas ? L'existence peut nécessiter l'effort ; mais nous considérons le processus de devenir, le besoin psychologique d'être meilleur, devenir quelque chose, l'effort pour changer ce qui est en son contraire. Ce devenir psychologique est peut-être le facteur qui rend la vie quotidienne douloureuse, qui provoque la concurrence, le conflit. Qu'entendons-nous par devenir ?


Le devenir psychologique du prêtre qui veut être évêque, du disciple qui veut être le Maître, etc. Dans ce processus de devenir il y a une lutte-positive ou négative ; c'est la lutte pour changer ce qui est en quelque chose d'autre, n'est-ce pas ? Je suis ceci et je veux devenir cela, et ce devenir est une série de conflits. Quand je suis devenu cela, il y a encore un autre cela, et un autre, et c'est une chaîne sans fin. Le ceci devenant cela n'a pas de fin, et ainsi le conflit ne cesse jamais. Maintenant, pourquoi désiré-je devenir quelque chose d'autre que ce que je suis ?


« Parce que nous sommes conditionnés dans ce sens ; à cause des influences sociales, à cause de nos idéaux. Nous ne pouvons pas empêcher cela, parce que c'est dans notre nature. »


Dire que nous ne pouvons pas empêcher cela, c'est mettre fin à toute discussion. C'est un esprit paresseux qui fait une pareille affirmation et qui se contente de la souffrance, et c'est d'une grande stupidité. Pourquoi sommes-nous conditionnés ? Qui nous conditionne ? Comme nous acceptons le fait d'être conditionnés, nous créons nous-mêmes ces conditions. Est-ce l'idéal qui nous fait lutter pour devenir cela alors que nous sommes ceci ? Est-ce le but, l'Utopie, qui provoque le conflit ? Dégénérerions-nous si nous ne nous efforcions pas d'atteindre un but ?


« Naturellement, nous stagnerions, nous irions de mal en pis. Il est facile de tomber en enfer, mais il est difficile de monter au paradis. »


Et de nouveau nous avons des idées, des opinions sur ce qui pourrait arriver, mais nous ne faisons pas directement l'expérience de cet événement. Les idées empêchent la compréhension, ainsi que les conclusions et les explications. Les idées et les idéaux nous font-ils lutter pour réaliser, pour devenir ? Je suis ceci ; et l'idéal me pousse-t-il à lutter pour devenir cela ? L'idéal est-il la cause du conflit ? L'idéal est-il entièrement différent de ce qui est ? S'il est entièrement différent, s'il n'a aucun rapport, aucune relation avec ce qui est, alors ce qui est ne peut pas devenir l'idéal. Pour devenir, il faut qu'il y ait une relation entre ce qui est et l'idéal, le but. Vous dites que l'idéal nous donne l'élan qui nous pousse à lutter, aussi découvrons comment l'idéal vient en existence. L'idéal n'est-il pas une projection de l'esprit ?


« Je voudrais vous ressembler. Est-ce là une projection ? »


Naturellement. L'esprit a une idée, peut-être agréable, et il veut ressembler à cette idée, qui est une projection de votre désir. Vous êtes ceci, que vous n'aimez pas, et vous voulez devenir cela, qui vous plaît. L'idéal est une projection du moi; le contraire est une extension de ce qui est ; ce n'est pas du tout le contraire, mais une continuité de ce qui est, peut- être quelque peu modifié. La projection est voulue par le moi, et le conflit est l'effort en vue d'atteindre la projection. Ce qui est se projette sous la forme d'idéal et s'efforce d'atteindre cela, et cet effort est appelé devenir. Le conflit des contraires est considéré comme nécessaire, essentiel.


Ce conflit vient du fait que ce qui est s'efforce de devenir ce qu'il n'est pas ; et ce qu'il n'est pas est l'idéal, la projection de soi. Vous vous efforcez de devenir quelque chose, et cette chose fait partie de vous-même. L'idéal est votre propre projection. Voyez les tours que se joue l'esprit. Vous courez après des mots, après votre propre projection, après votre ombre. Vous êtes violent, et vous vous efforcez de devenir non-violent, l'idéal ; mais l'idéal est une projection de ce qui est, mais sous un autre nom. Cette lutte est considérée comme nécessaire, spirituelle, évolutive, etc. - mais tout cela se passe dans la cage de l'esprit et ne mène qu'à l'illusion.


Lorsque vous avez conscience de cette supercherie, de cette farce que vous vous jouez à vous-même, alors le faux est vu tel qu'il est. L'effort pour atteindre une illusion est le facteur désintégrateur. Tout conflit, tout devenir est désintégration. Lorsqu'il y a la conscience de ce tour que l'esprit se joue à lui-même, alors il n'y a que ce qui est. Lorsque l'esprit est dépouillé de tout devenir, de tout idéal, de toute comparaison et de toute condamnation, lorsque tout son édifice s'est écroulé, alors ce qui est a entrepris une transformation radicale.


Tant que l'on donne des noms à ce qui est, il y a relation entre l'esprit et ce qui est ; mais lorsque ce processus de dénomination - qui est la mémoire, la structure même de l'esprit - n'est pas, alors ce qui est n'est pas. Ce n'est que dans cette transformation qu'il y a intégration. L'intégration n'est pas l'action de la volonté, ce n'est pas l'effort de devenir intégré. Lorsque la désintégration n'est pas, lorsqu'il n'y a pas de conflit, pas d'effort pour devenir, alors seulement il y a l'être du tout, le parfait. - J.K.


Note 74 - L'intégration - Commentaire sur la vie tome 1

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