Comprendre le plaisir et le désir.
Comprendre la relation est une nécessité, car la relation, c’est la vie même. Nous ne pouvons exister sans être reliés d’une façon ou d’une autre. Il est impossible de vivre emmuré, isolé, comme le font la plupart des gens, car cet acte qui consiste à vivre en état de résistance, pour être en sécurité, à l’abri, ne suscite qu’un surcroît de confusion, de problèmes et de souffrance. La vie, pour qui sait observer, est un mouvement ancré dans l’action, dans la relation, et tout le problème pour nous est de savoir comment vivre dans ce monde où la relation est la base même de toute existence, comment vivre dans ce monde de telle sorte que la relation ne devienne pas terne et monotone, ne soit pas une chose laide et répétitive.
Notre esprit se conforme en fait aux schémas du plaisir - or, la vie ne se résume évidemment pas au plaisir. Mais ce plaisir, nous le voulons. C’est la seule chose que nous désirions vraiment de manière intense, profonde et secrète. Nous essayons de tirer plaisir de toute chose, ou presque, or le plaisir - si l’on observe les choses de près - , non content d’être un facteur d’isolement et de confusion, crée aussi des valeurs dépourvues d’authenticité, de réalité. Le plaisir est donc: source d’illusions. L’esprit en quête de plaisir - et cela nous concerne pratiquement tous - ne fait pas que s’isoler, il est inévitablement en état de contradiction dans toutes ses relations, que ce soit avec les idées, avec les personnes ou avec les biens: il est forcément toujours en conflit. Il importe donc, entre autres choses, de comprendre que notre principale recherche dans l’existence est fondamentalement cette quête, ce besoin, cette soif de plaisir.
Cet état de fait est très difficile à saisir : en effet, pourquoi le plaisir nous serait-il interdit ? Vous voyez un splendide coucher de soleil, un bel arbre, un fleuve déroulant amplement ses méandres, ou un beau visage, et le fait de les regarder vous procure un grand plaisir, une immense félicité. Où est le mal ? Il me semble que là où la confusion et la souffrance commencent, c’est lorsque ce visage, ce fleuve, ce nuage, cette montagne deviennent un souvenir, et que ce souvenir exige alors une continuation, une accentuation du plaisir: nous voulons que les choses se répètent. Cette situation, nous la connaissons tous. J’ai éprouvé un certain plaisir, à moins que ce soit vous qui l’ayez éprouvé, et nous voulons que cela se répète. Que la jouissance soit sexuelle, artistique, intellectuelle, ou d’un autre ordre, nous voulons qu’elle se reproduise, et je crois que c’est là que le plaisir commence à obscurcit l’esprit et à donner naissance à de fausses valeurs, dénuées de réalité.
L’important est de comprendre le plaisir, pas de chercher à s’en débarrasser — ce qui est trop stupide ! Personne ne peut se débarrasser du plaisir. Mais en comprendre la nature et la structure est un point capital, car si la vie n’est que plaisir, et si c’est cela que nous voulons, alors le plaisir ira de pair avec la souffrance, la confusion, les illusions, les fausses valeurs que nous créons, et toute clarté sera bannie. Sur le plan psychologique autant que biologique, le fait est que nous sommes à la recherche du plaisir, et que nous voudrions que toutes les relations aient pour base le plaisir. Voilà pourquoi, lorsqu’une relation n’est pas gratifiante, la contradiction apparaît, et c’est le début du conflit, de la douleur, de la confusion et de la plus extrême souffrance. J.K.
Paris, France, 3ieme causerie publique, le 23 mai 1968 Collected Works, Vol. XV.