Le désespoir et l'espoir
Quelqu'un jouait une mélodie rythmée et joyeuse sur un petit tambour et un instrument à anche se joignit bientôt au concert ; leur musique retentissait dans l'air. Le tambour dominait mais suivait pourtant l'autre instrument, qui s'interrompait parfois tandis que le petit tambour résonnait, clair et précis, puis la flûte reprenait son chant. L'aube était encore bien loin, les oiseaux se taisaient et la musique seule remplissait le silence.
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Il y avait un mariage dans le petit village. Les soirées précédentes avaient été très gaies ; les chants et les rires s'étaient prolongés fort tard dans la nuit et les invités se réveillaient maintenant au son de la musique. Les branches dépouillées des arbres commençaient à se découper sur le ciel pâle ; les étoiles disparaissaient l'une après l'autre et la musique s'était tue. On entendait les cris et les appels des enfants et les querelles bruyantes autour du seul poste d'eau du village. On ne voyait pas encore le soleil à l'horizon, mais la journée avait commencé.
Elle parlait facilement, sans avoir à chercher ses mots. Bien qu'elle soit encore jeune, elle avait quelque chose de triste ; son sourire était tendu et semblait lié à quelque souvenir lointain. Elle avait été mariée sans avoir eu d'enfants et son mari venait de mourir. Cela n'avait été ni l'un de ces mariages arrangé par avance, ni un mariage de raison. Elle ne voulait pas utiliser le mot « amour », car il était dans tous les livres et sur toutes les lèvres, mais leur relation avait été extraordinaire.
Du jour de leur mariage jusqu'à la mort de son mari, il n'y avait jamais eu entre eux le moindre mot désagréable, ni un geste d'impatience, et ils ne s'étaient jamais séparés, même pour une seule journée. Ils s'étaient fondus l'un dans l'autre et tout le reste - les enfants, l'argent, le travail, la société - était devenu secondaire. Cette fusion ne procédait pas d'un sentimentalisme romantique, et n'avait pas non plus été imaginée après sa mort, elle avait été dès le premier jour une réalité indiscutable. Leur joie n'était pas liée au désir, mais à quelque chose qui allait bien au-delà de la relation physique. Et puis brutalement, deux mois plus tôt, il avait eu un accident mortel. L'autobus prit un tournant trop rapidement, et ce fut l'accident.
— Et maintenant, je suis désespérée. J'ai essayé de me suicider, mais quelque chose m'en empêche. Pour oublier, pour ne plus souffrir, j'ai vraiment tout tenté, sauf peut-être de me jeter dans la rivière, et je n'ai pas eu une seule nuit de sommeil en deux mois. Je suis dans le noir absolu, c'est une crise que je ne peux ni dominer ni comprendre, et je suis tout à fait perdue.
Elle couvrit son visage de ses mains et reprit:
— Ce n'est pas un genre de désespoir auquel on peut remédier ou qu'on peut effacer. Avec sa mort, tous mes espoirs se sont écroulés. Les gens m'ont dit que j'allais oublier et me remarier, ou faire autre chose. Mais même si je pouvais oublier, la flamme est éteinte ; on ne peut pas la remplacer, et je n'en veux pas d'autre. Nous vivons et nous mourons avec de l'espoir, mais moi, je n'en ai pas. Je n'ai pas d'espoir, c'est pourquoi je ne suis pas amère. Je suis dans les ténèbres du désespoir, et je ne veux pas de lumière. Ma vie est comme une mort dans la vie, et je ne veux la sympathie de personne, ni l'amour ni la pitié. Je veux rester dans mes ténèbres, sans rien sentir, sans aucun souvenir.
Êtes-vous venue pour cela, pour vous déprimer davantage, pour que l'on vous confirme dans votre désespoir ? Est-ce là ce que vous recherchez ? Si tel est le cas, vous serez satisfaite. Le désir est aussi souple et aussi vif que l'espoir ; il saura s'adapter à n'importe quoi, se modeler selon les circonstances et élever les murailles qui feront obstacle à la lumière. C'est son propre désespoir qui le ravit. C'est le désir qui suscite les propres images de ce qu'il va adorer. Si vous désirez vivre dans les ténèbres, vous y réussirez. Est-ce pour cela que vous êtes venue, pour être confirmée dans votre propre désir ?
— C'est un ami qui m'a parlé de vous et je suis venue impulsivement. Si j'avais pris la peine de réfléchir, je ne serais probablement pas là. Mais j'ai toujours suivi mes impulsions, et je n'ai jamais eu à le regretter. Si vous me demandez pourquoi je suis venue, tout ce que je peux répondre c'est que je n'en sais rien. J'imagine que nous avons tous besoin d'un peu d'espoir, on ne peut pas rester éternellement dans les ténèbres.
Ce qui a été en fusion ne peut être séparé, ce qui est intégré ne peut être détruit. Si la fusion est véritable, la mort ne peut rien séparer. L'intégration ne se fait pas avec quelqu'un d'autre, mais avec soi-même et elle est intérieure. La fusion des différentes entités intérieures atteint à la plénitude avec quelqu'un d'autre, mais atteindre la perfection avec quelqu'un d'autre c'est aussi renoncer à sa propre plénitude intérieure. L'entité intégrée ne peut être rendue complète par quelqu'un d'autre, car dès lors que l'individu est complet, il ne pourra avoir que des rapports complets. Une relation ne peut faire un être complet de quelqu'un qui ne l'est pas. C'est se leurrer de penser que quelqu'un d'autre peut nous rendre complets.
— Et pourtant il faisait de moi un être complet. Et j'en appréciais la beauté et la joie.
Mais cela s'est terminé. Tout ce qui est incomplet se termine toujours. La fusion avec l'autre peut toujours être rompue, elle finit toujours par cesser. L'intégration doit toujours se faire de soi à soi et ce n'est qu'alors que la fusion est indestructible. La façon de parvenir à l'intégration relève du processus de la pensée négative, qui est le stade le plus élevé de la compréhension. Recherchez-vous l'intégration ?
— J'ignore ce que je cherche, mais j'aimerais comprendre le processus de l'espoir, étant donné le rôle important que cela semble tenir dans notre vie. Quand mon mari vivait, je ne pensais jamais au futur, à l'espoir ou au bonheur ; le lendemain n'existait pas pour moi. Je vivais tout simplement, et sans penser à rien.
Parce que vous étiez heureuse. Mais c'est maintenant le fait d'être malheureuse et mécontente qui crée le futur, l'espoir ou son contraire, le désespoir et le découragement. C'est étrange, n'est-ce pas ? Lorsque l'on est heureux, le temps n'existe pas, hier et demain n'ont aucune réalité. On ne pense nullement au passé ou au futur. Mais le chagrin engendre l'espoir et le désespoir.
— Nous naissons avec l'espoir et nous gardons cet espoir jusqu'à la mort.
Oui, c'est exactement ainsi, ou plutôt nous naissons avec la douleur et c'est l'espoir qui nous conduit à la mort. Qu'entendez-vous par espoir ?
— L'espoir c'est demain, c'est le futur, c'est l'envie d'être heureux, l'envie d'un meilleur présent, et l'envie d'être nous-mêmes meilleurs. C'est le désir d'avoir un plus bel intérieur, un meilleur piano ou une radio plus puissante. C'est le rêve d'un mieux- être social, d'un monde meilleur, et toutes les choses de cet ordre.
L'espoir est-il seulement lié au futur ? N'y a-t-il pas également de l'espoir dans ce qui a été, dans l'emprise du passé ? L'espoir est dans les deux mouvements de la pensée, celui qui va en avant et celui qui va en arrière. Car l'espoir fait partie du processus du temps, n'est-ce pas ? L'espoir c'est en fait le désir de la continuation de ce qui a été agréable, de ce qui peut être amélioré, et son contraire, c'est le découragement, le désespoir. Nous oscillons entre l'espoir et le désespoir. Nous disons que c'est l'espoir qui nous fait vivre, mais l'espoir est dans le passé ou, plus fréquemment, dans le futur. Le futur, c'est l'espoir de tous les politiciens, de tous les réformistes et les révolutionnaires, de tous ceux qui cherchent la vertu et ce que nous appelons Dieu.
Est-ce véritablement l'espoir qui nous fait vivre ? Est-ce vivre que de laisser le passé ou le futur nous dominer ? La vie est-elle seulement le mouvement du passé vers le futur ? Est-ce vivre que de ne penser qu'au lendemain ? C'est parce que le lendemain est devenu si important qu'existent le désespoir et la désolation. Car si le futur est omnipotent et que vous vivez pour lui et par lui, le passé est alors un élément de désespoir. Vous sacrifiez aujourd'hui dans l'espoir du lendemain. Mais le bonheur ne se trouve que dans le maintenant. Seuls ceux qui sont malheureux meublent leurs vies avec l'inquiétude du lendemain, ce qu'ils nomment l'espoir. Vivre heureux, c'est vivre sans espoir. L'homme d'espoir n'est pas heureux car il connaît le désespoir. Et l'état de désolation suscite l'espoir ou le ressentiment, le désespoir ou l'idée d'un futur magnifique.
— Faut-il en déduire que nous devons vivre sans espoir ?
N'existe-t-il pas un état où n'entrent ni l'espoir ni le désespoir, mais seulement le bonheur extrême ? Quand vous vous estimiez heureuse, vous n'espériez pas, n'est-ce pas ?
— Je vois ce que vous voulez dire. Je n'espérais pas parce que mon mari était à mes côtés et que j'étais heureuse de vivre au jour le jour. Mais maintenant qu'il n'est plus là, je... C'est seulement quand nous sommes heureux que nous sommes libérés de l'espoir. Mais lorsque nous sommes malheureux, malades, opprimés et exploités, le lendemain devient important. Et si ce lendemain est impossible, alors nous sommes dans les ténèbres les plus profondes, et désespérés. Mais comment faire pour maintenir cet état de bonheur ?
Il faut d'abord voir la vérité de ce qui touche à l'espoir et au désespoir, comprendre comment vous avez été retenue par le faux, par l'illusion de l'espoir et finale- ment par le désespoir. Soyez passivement attentive à ce processus - ce qui n'est pas aussi facile que cela semble. Vous demandez comment faire pour maintenir cet état de bonheur. Mais cette question elle-même ne procède-t-elle pas essentiellement de l'espoir ? Vous souhaitez regagner ce que vous avez perdu, ou le posséder à nouveau par un quelconque moyen. Cette question témoigne d'un désir d'obtenir, de devenir, d'arriver , ne pensez-vous pas ? Lorsque vous avez un objectif, un dessein en vue, il y a l'espoir, et c'est pourquoi vous êtes à nouveau prise dans votre propre chagrin. Il en va de l'espoir comme du futur, mais le bonheur n'est jamais une question de temps. Lorsque le bonheur était là, vous ne vous êtes jamais demandé comment le perpétuer, car si vous l'aviez fait, vous auriez déjà connu le malheur.
— Vous voulez dire que ce problème ne se pose qu'à partir du moment où nous avons du chagrin et des conflits ? Mais lorsque nous sommes malheureux nous voulons que cela cesse et c'est bien naturel.
Mais le désir de trouver une issue suscite tout au plus un autre problème. Car en ne comprenant pas le problème de départ, vous en créez de nombreux autres. Votre problème c'est le chagrin et pour le comprendre vous devez être libérée de tous les autres problèmes. Le chagrin est l'unique problème qui vous occupe. Ne vous compliquez pas les choses en y ajoutant un autre problème qui consiste à savoir comment faire cesser ce chagrin. C'est l'esprit qui cherche un espoir, une réponse au problème, une issue. Si vous réussissez à percevoir la fausseté de cette démarche, vous serez alors en contact direct avec le problème. C'est cette relation directe avec le problème qui provoque la crise, celle que nous tentons précisément d'éviter. Mais ce n'est que dans l'intensité et l'ampleur de la crise que le problème peut toucher à sa fin.
— Depuis cet accident atroce, j'ai l'impression que je dois me perdre dans mon propre désespoir, entretenir ma propre désolation ; mais cela s'est pourtant révélé irréalisable. Maintenant il me semble plutôt que je dois y faire face sans peur, et surtout sans ce sentiment de déloyauté envers mon mari. Parce que voulez-vous, j'avais l'impression tout au fond de moi que d'une certaine façon je lui serais infidèle en étant à nouveau heureuse. Mais je sens que mon fardeau s'allège et que j'éprouve un bonheur qui n'est pas lié au temps. - J.K.
Note 21 - Le désespoir et l'espoir - Commentaire sur la vie tome 2