L'ennui.
La pluie avait cessé, les routes étaient propres et les arbres avaient été lavés de leur poussière. La terre était rafraîchie et les grenouilles, dans la mare, chantaient: elles étaient grosses et leurs gorges s'enflaient de plaisir. De minuscules gouttes d'eau rendaient l'herbe étincelante et une atmosphère de paix profonde s'installait après cette violente averse. Le bétail était trempé jusqu'à l'os mais n'était pourtant pas allé se mettre à l'abri de la pluie et broutait maintenant paisiblement.
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De jeunes garçons s'amusaient dans le petit ruisseau que la pluie avait formé sur le bord de la route. Ils étaient nus et c'était un plaisir de voir leurs corps brillants et leurs yeux vifs. Ils s'amusaient comme jamais, et comme ils étaient heureux ! Rien d'autre n'avait d'importance, et ils répondirent par des sourires joyeux quand on leur adressa la parole, bien qu'ils ne comprennent pas un mot. Le soleil brillait à nouveau et les ombres étaient profondes.
Comme il est nécessaire pour l'esprit de se purger de toute pensée, d'être constamment vide, non pas rendu vide, mais simplement vide, de mourir à toute pensée, à tous les souvenirs d'hier, et à l'heure qui vient. Il est simple de mourir, il est difficile de continuer, car la continuité est l'effort d'être ou de ne pas être. L'effort est désir, et le désir ne peut mourir que lorsque l'esprit cesse d'acquérir. Qu'il est simple de seulement vivre!
Mais il ne faut pas que ce soit une forme de stagnation. Il y a un grand bonheur dans le non-vouloir, dans le fait de n'être pas quelque chose, ou de ne pas aller quelque part. Lorsque l'esprit se purge de toute pensée apparaît enfin le silence de la création. L'esprit n'est pas en repos aussi longtemps qu'il se meut en vue d'arriver. Car pour l'esprit arriver veut dire réussir, et la réussite est toujours identique, du début à la fin. La purification de l'esprit n'existe pas s'il continue à élaborer les éléments de son propre devenir.
Elle dit qu'elle avait toujours eu de l'activité, sous une forme ou une autre, soit avec ses enfants, ou dans des affaires sociales, ou dans le sport, mais que derrière cette activité il y avait toujours un certain degré d'ennui, envahissant et persistant. Elle était fatiguée de la routine de la vie, du plaisir, de la douleur, de la flatterie et de tout le reste. L'ennui était comme un nuage qui s'était formé au-dessus de sa vie, d'aussi loin que remontaient ses souvenirs. Elle avait tenté de s'y soustraire, mais chaque nouvel intérêt devenait vite une autre source d'ennui, une inquiétude mortelle. Elle avait beaucoup lu et avait connu les divers épisodes tumultueux de la vie familiale mais au travers de tout cela persistait toujours cet ennui inquiétant. Cela n'avait aucun rapport avec sa santé, car elle se portait fort bien. A quoi attribuez-vous votre ennui ? Est-il le produit d'une quelconque frustration, ou d'un désir fondamental qui aurait été contrarié ?
— Non, pas précisément. Il y a eu quelques empêchements, mais ils ne m'ont jamais vraiment inquiétée ou si cela s'est produit, j'y ai fait face de façon relativement intelligente et cela ne m'a pas arrêtée. Je ne pense pas non plus qu'il s'agisse de la frustration, car j'ai toujours réussi à obtenir ce que je voulais. Je n'ai jamais demandé la lune et j'ai su modérer mes envies. Mais pourtant, ce sentiment d'ennui ne m'a jamais quittée, qu'il s'agisse de ma famille ou de mon travail.
Que voulez-vous dire par ennui ? Est-ce de l'insatisfaction ? Serait-ce que rien ne vous a jamais donné entière satisfaction ?
— Ce n'est pas exactement cela. J'éprouve un certain nombre d'insatisfactions, comme tout le monde, mais j'ai réussi à m'adapter à ces insatisfactions inévitables.
A quoi vous intéressez-vous ? Y a-t-il un intérêt profond dans votre vie ?
— Non. Si j'avais eu un centre d'intérêt, je ne m'ennuierais pas, car je vous assure que je suis de nature quelqu'un de très enthousiaste et si quelque chose avait présenté pour moi le moindre intérêt, j'aurais tout fait pour le conserver. Plusieurs choses m'ont intéressée de façon intermittente mais toutes ont fini dans ce nuage d'ennui.
Qu'entendez-vous par intérêt ? Pourquoi y a-t-il cette différence entre l'intérêt et l'ennui ? Qu'est-ce que l'intérêt ? Vous vous intéressez à ce qui vous plaît et vous gratifie, n'est-ce pas ? L'intérêt n'est-il pas une façon d'acquérir ? Vous ne vous intéresseriez pas à quelque chose si cela ne vous procurait rien, n'est-ce pas ? L'intérêt est soutenu aussi longtemps qu'il y a acquisition ; l'acquisition est la base de l'intérêt, n'est-ce pas ? Vous avez essayé d'obtenir de la satisfaction de chacune des choses avec lesquelles vous êtes entrée en contact et après les avoir bien utilisées, elles ont fini par vous ennuyer.
Toute acquisition est une forme d'ennui, de lassitude. Nous voulons de nouveaux jouets, dès que nous perdons l'intérêt que nos portions à l'un d'eux, nous nous tournons vers un autre, et il y en a toujours de nouveaux. Nous nous tournons vers quelque chose afin de l'acquérir. On acquiert dans le plaisir, dans le savoir, la renommée, le pouvoir, l'efficacité, le fait de fonder une famille, et ainsi de suite. Lorsque nous avons tout acquis d'une religion, d'un sauveur, notre intérêt tombe et nous nous tournons vers autre chose. Certains s'endorment dans une organisation et ne se réveillent jamais et ceux qui finissent par se réveiller cherchent immédiatement une autre organisation où s'endormir. Ce mouvement de thésaurisation est appelé expansion de la pensée, ou progrès.
— L'intérêt est-il toujours une forme d'acquisition ?
Vous est-il arrivé de vous intéresser à quelque chose dont vous ne retiriez rien, que ce soit une pièce, un jeu, une conversation, un livre, ou quelqu'un ? Si une peinture ne vous apporte rien, vous ne vous y arrêtez pas ; si quelqu'un ne vous stimule pas ou ne vous dérange pas d'une façon ou d'une autre, si vous n'obtenez ni plaisir ni douleur d'une relation, vous perdez tout intérêt, vous vous ennuyez. N'avez-vous pas remarqué ?
— Si, mais je n'avais jamais envisagé les choses de cette façon.
Vous ne seriez pas là si vous vouliez pas quelque chose. Vous voulez vous libérer de l'ennui. Comme je ne peux vous donner cette libération, vous retomberez dans l'ennui. Mais si nous arrivons à comprendre ensemble le mécanisme de l'acquisition, de l'intérêt, de l'ennui, nous déboucherons peut-être sur la libération. La liberté ne peut s'acquérir. Si elle est acquisition, elle devient vite ennuyeuse. L'acquisition n'engourdit-elle pas l'esprit ? L'acquisition, positive ou négative, est un poids. Dès que vous possédez, tout intérêt cesse. En essayant d'obtenir, vous êtes plein d'intérêt et de vivacité, mais la possession est un fardeau. Vous pouvez vouloir posséder davantage, mais ce genre de quête ne vous rapproche que de l'ennui. Vous essayez diverses formes d'acquisition et aussi longtemps que cela vous demande un effort, l'intérêt demeure. Mais il y a toujours une fin à l'acquisition, et ainsi l'ennui est toujours présent. N'est-ce pas ce qui s'est produit ?
— Je le suppose, mais je n'en ai pas saisi toute la signification.
Cela ne saurait tarder. La possession est lassante pour l'esprit. L'acquisition, qu'il s'agisse du savoir, de biens, de la vertu, tend vers l'insensibilité. La nature de l'esprit est d'absorber, d'acquérir, n'est-ce pas ? Ou plutôt, le modèle qu'il s'est établi répond à des notions d'accumulation, et c'est présentement dans cette activité que l'esprit aménage sa propre lassitude, son ennui. L'intérêt, la curiosité, sont le début de l'acquisition qui devient vite de l'ennui. Et le besoin d'être libéré de l'ennui exprime une autre forme de possession. Et l'esprit passe ainsi de l'ennui à l'intérêt pour revenir à l'ennui, jusqu'à ce qu'il ressente une profonde lassitude. Et ce sont ces vagues successives d'intérêt et de lassitude que l'on nomme l'existence.
— Mais comment se libérer de l'acquisition sans acquérir à nouveau ?
Cela n'est possible qu'en laissant s'exprimer la vérité du processus complet de l'acquisition et en l'expérimentant, mais non en essayant de ne plus acquérir, d'être détaché. Le fait de ne plus thésauriser est également une forme d'acquisition qui, elle aussi, est vite lassante. La difficulté, si l'on peut dire, réside non pas dans la compréhension verbale de ce qui a été dit, mais dans le fait de reconnaître le faux pour le faux. Voir le vrai dans le faux est le début de la sagesse. La difficulté, c'est d'arriver à ce que l'esprit soit parfaitement immobile, car l'esprit est toujours inquiet, il est toujours à la poursuite de quelque chose, acquérant ou répétant, cherchant et découvrant. L'esprit n'est jamais immobile, il est sans cesse en mouvement. Le passé, dont l'ombre masque le présent, fabrique son propre futur. C'est un mouvement dans le temps, et il n'y a pratiquement jamais d'intervalle entre les pensées.
Une pensée en suit une autre sans interruption, l'esprit ne cesse de s'aiguiser et la lassitude s'ensuit. Si l'on taille un crayon sans arrêt il n'en restera bientôt plus. C'est de la même façon que l'esprit s'épuise continuellement et s'affaiblit de plus en plus. L'esprit a toujours peur de toucher à sa fin. Mais la vie est une fin quotidienne, vivre c'est mourir à toutes les acquisitions, aux souvenirs, aux expériences, au passé. Comment la vie peut-elle être compatible avec l'expérience ? L'expérience est un savoir, un souvenir ; et la mémoire est-elle l'état de l'expérience ? Dans l'état de l'expérience, la mémoire, le souvenir fait-il fonction d'expérimentateur ? Se purger l'esprit, c'est vivre, c'est créer. La beauté réside dans le fait de faire l'expérience, et non dans l'expérience elle-même. Car l'expérience fait partie du passé et le passé, lui, ne fait pas d'expérience, n'est pas vivant. Se purger l'esprit c'est s'assurer de la tranquillité du cœur. - J.K.
Note 6 - L'ennui - Commentaire sur la vie tome 2