Je veux découvrir la source de toute joie
Le soleil était derrière les collines, la ville s'embrasait dans la lumière du couchant et le ciel avait des couleurs splendides. Dans le crépuscule qui se prolongeait, des enfants criaient en jouant ; l'heure du dîner n'était pas encore venue. Au loin résonnait la cloche discordante d'un temple, et de la mosquée voisine une voix appelait à la prière du soir. Les perroquets s'en revenaient des bois et des champs environnants et réintégraient les arbres touffus aux feuillages lourds qui bordaient la route.
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Ils faisaient un vacarme épouvantable avant de se préparer au silence de la nuit. Bientôt des corbeaux les rejoignirent et firent entendre leurs appels rauques, ainsi que d'autres oiseaux, tout aussi bruyants et tapageurs. C'était un endroit retiré de la ville, et le bruit de la circulation était étouffé par les piailleries des oiseaux. Mais ils se calmèrent avec la tombée de la nuit et quelques minutes plus tard ils ne troublèrent plus le silence nocturne.
Un homme apparut avec ce qui semblait être une épaisse corde autour du cou, dont il tenait l'une des extrémités. Un petit groupe parlait et riait sous un arbre, là où un éclairage électrique faisait des taches de lumière, et l'homme, s'approchant du groupe, déposa sa corde sur le sol. Tous s'enfuirent en courant et poussèrent des cris apeurés, car la « corde » était en réalité un énorme cobra, qui sifflait et balançait sa tête.
L'homme, en riant, le repoussa de ses orteils nus puis le ramassa à nouveau en le tenant juste au-dessous de la tête. Ses crochets avaient été naturellement enlevés et il n'était pas dangereux mais pourtant effrayant. L'homme proposa de me mettre le serpent autour du cou, et finit par se contenter de me voir le caresser. C'était froid et écailleux, on sentait les muscles puissants qui ondulaient, et ses yeux étaient noirs et fixes - car les serpents n'ont pas de paupières. Nous fîmes quelques pas ensemble, et le cobra, autour de son cou, ne resta pas une seconde immobile, sans cesse en mouvement.
L'éclairage des réverbères donnait l'impression que les étoiles étaient vacillantes et très lointaines, mais on voyait la planète Mars clairement et distinctement. Un mendiant passa en marchant lentement, d'un pas las et presque immobile. Il était couvert de haillons, et avait enveloppé ses pieds dans de vieux morceaux de toile maintenus par des bouts de ficelle. Il avait un long bâton et parlait tout seul, ne levant même pas la tête lorsque nous passâmes à sa hauteur. Dans la rue, un peu plus loin, il y avait un coûteux hôtel de luxe, devant lequel étaient rangées des voitures de presque toutes les marques.
Jeune professeur de l'une des universités du pays, nerveux, la voie aiguë et le yeux brillants, il dit qu'il était venu de loin pour poser une question qui lui tenait à cœur.
— J'ai connu de nombreuses joies: la joie de l'amour conjugal, la joie d'être en bonne santé, de porter de l'intérêt à certaines choses et celle d'avoir de bons amis. Étant professeur de lettres, j'ai naturellement beaucoup lu, et j'adore la lecture. Mais j'ai découvert que toute joie passe rapidement ; de la plus petite à la plus grande, toutes disparaissent avec le temps. Rien de ce que je touche ne semble avoir la moindre permanence, et la littérature elle-même, le plus grand amour de ma vie, commence déjà à perdre sa joie intarissable. Je pense qu'il doit exister une éternelle source de joie, mais bien que je l'aie cherchée intensément, je ne l'ai pas trouvée.
La quête est un phénomène extraordinairement décevant, n'est-ce pas ? N'étant pas satisfaits du présent, nous recherchons quelque chose au-delà du présent. C'est ce présent douloureux qui nous fait sonder le futur ou le passé. Et ce que nous trouvons se perd dans le présent. Nous ne cessons jamais de faire des recherches sur le contenu du présent, mais nous sommes toujours à la poursuite des rêves du futur, ou bien nous exhumons les plus riches et les meilleurs de nos souvenirs morts et nous leur rendons la vie. Nous nous accrochons à ce qui a été, ou bien nous le sacrifions à la lumière du lendemain, de sorte que le présent est escamoté, et n'est plus qu'un passage, une transition à dépasser au plus vite.
— Qu'elle soit dans le passé ou dans le futur, je veux découvrir la source de la joie, reprit-il. Vous comprenez sans doute ce que je veux dire. Je ne recherche plus les objets dont la joie dérive - les idées, les livres, les gens, la nature - mais la véritable source de la joie, au-delà de tout phénomène transitoire. Si l'on ne découvre pas cette source, on est pris à tout jamais dans la douleur du non permanent, du momentané.
Ne croyez-vous pas qu'il est important de découvrir le sens du mot « recherche » ? Car sinon nous risquons de provoquer des malentendus. Pourquoi ce besoin de découvrir, cette quête anxieuse pour trouver, cette compulsion qui nous pousse à aboutir ? Si nous pouvions en découvrir la raison et en percevoir les implications, nous pourrions peut-être comprendre le sens de cette recherche.
— La raison qui m'y pousse est très simple: je veux découvrir la source éternelle de toute joie, car toutes les joies que j'ai connues ont été passagères. Ce besoin de chercher est lié à la douleur de n'avoir rien qui dure. Je veux me libérer de cette lancinante incertitude, et je ne crois pas que ce soit là quelque chose d'anormal. Qui-conque a l'esprit un tant soit peu profond est sans doute en quête de cette même joie que je cherche. Elle peut revêtir différents noms - Dieu, la vérité, la béatitude, la liberté, la Moksha, et bien d'autres - mais il s'agit pourtant bien de la même chose.
Étant soumis aux douleurs du transitoire, l'esprit tend à chercher le permanent, quel que soit le nom qu'on lui donne. Et c'est ce désir ardent du permanent qui suscite le permanent, qui est le contraire de ce qui est. De sorte qu'il n'y a pas vraiment de recherche, mais simplement le désir de trouver la satisfaction réconfortante de la permanence. Lorsque l'esprit prend conscience du fait d'être dans un constant état de changement, il entreprend de créer le contraire de cet état, se faisant prendre ainsi dans le conflit de la dualité. Et ensuite, désireux d'échapper à ce conflit, il se met en quête d'un autre contraire. De sorte que l'esprit est limité aux rouages des contraires.
— J'ai conscience de ce processus réactionnel de l'esprit, tel que vous le décrivez, mais faudrait-il pour autant que nous ne cherchions pas ? Sans cette notion de découverte, la vie serait bien pauvre.
Le fait de chercher nous permet-il de découvrir quelque chose de nouveau ? Le nouveau n'est pas le contraire de l'ancien, ce n'est pas non plus l'antithèse de ce qui est. Si le nouveau n'est que la projection de l'ancien, il n'est que la continuité modifiée de cet ancien. Toute récognition repose sur le passé et ce qui est reconnaissable n'est pas le nouveau. La recherche provient de la douleur du présent, de sorte que ce qui est recherché est du domaine du connu. Vous cherchez le réconfort et vous le trouverez sans nul doute. Mais cela aussi sera transitoire, car le besoin même de découvrir procède du non permanent. Tout désir de quelque chose - la joie, Dieu ou quoi que ce soit - est transitoire.
— Dois-je traduire de ce que vous dites, que, puisque ma recherche résulte du désir et que tout désir est transitoire, ma recherche est donc parfaitement vaine ?
Si vous percevez la vérité de cela, l'éphémère lui-même devient une joie.
— Mais comment percevoir cette vérité ?
Il n'y a pas de « comment », pas de méthode ni de recette. La méthode engendre l'idée du permanent. Aussi longtemps que l'esprit voudra arriver, obtenir, réussir, il sera en conflit. Le conflit est synonyme d'insensibilité. Et seul l'esprit sensible peut percevoir la vérité. La recherche est un produit du conflit, et lorsque le conflit cesse il n'est plus de raison de chercher. Et c'est alors la béatitude. - J.K.
Note 5 - Je veux découvrir la source de toute joie - Commentaire sur la vie tome 3